ENTRETIEN. Annie Ernaux : « Je pars de moi, et je le recouvre par l’écriture »

Karolin Audace (L. P.)

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Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux s’appuie sur son histoire avec un véritable travail de documentation personnelle pour raconter une vérité universelle autour des « choses de femmes », sans exclure. Elle nous raconte sa démarche.

Pourquoi Mémoire de fille est-il un livre « empêché » ?

Il y a dans ma vie trois événements dans lesquels je devais plonger un jour ou l’autre. Je raconte le premier dans La Honte, quand mon père a essayé de tuer ma mère, en 1952. Le deuxième est mon avortement clandestin, dont L’Événement fait le récit, en une deuxième écriture à partir des Armoires vides. Il en reste un troisième, l’été 1958. À 20 ans, j’ai écrit un livre dessus, très éloigné de la réalité et un peu expérimental, qui n’a pas été édité. Je sentais qu’il fallait sortir de la fiction.

Dans mon deuxième texte, Ce qu’ils disent ou rien, je reviens à 1958 sous forme d’autofiction. Mais ce n’est pas ce que j’appelle écrire : je n’ai pas plongé au fond des choses. En 2003, j’écris 50 pages sur cet été, sans volonté littéraire : les faits bruts. Mais de nouveaux obstacles se sont dressés. Dans mon journal d’écriture, j’écris : « Si je devais mourir, ce n’est pas l’été 1958 que j’écrirais, mais Les Années. » Ce que j’ai fait. Puis j’ai eu un cancer du sein. Par la suite, je n’avais plus le choix, il me fallait affronter enfin cet été. Tant que je ne l’aurais pas écrit, il y aurait un trou. J’ai eu du mal : la question était d’atteindre ce qui me paraissait la vérité, ou la réalité. Il a fallu errer, essayer des choses.

J’ai écrit avec « je », avec « elle », il y a eu beaucoup de débuts, de coupes. J’avais le projet de faire un tableau sociohistorique de l’été 1958, mais ça ne collait pas : j’avais 17 ans et demi, et j’ai vécu cette réalité collective de manière un peu lointaine. Et puis ç’aurait été en quelque sorte le ciel de traîne des Années. Et ce texte est venu enfin au jour.

En « pulvérisant les interprétations accumulées au cours des années », vous désiriez faire concurrence à la mémoire ?

Je ne voulais pas donner un sens préconçu à cet été-là, mais le retraverser à nu. Chance extraordinaire, une amie m’a rendu en 2010 les lettres que je lui avais écrites en 1958. M’y replonger a été éprouvant, mais instructif. Il y a une autre fonction de la mémoire, très précieuse : réentendre des bruits, une chanson, s’immerger dans une photo. La mémoire est un moyen de connaissance. Le titre, Mémoire de fille le dit, ce livre est un travail de fragmentation de la mémoire, à partir de toutes les images, comme un film.

J’ai déplié ce film, je n’ai pas soumis chaque image à une interprétation, mais l’ai laissé se dérouler. Je n’ai pas de réponse, tout cela est sous le signe de la quête. Cette fille qui a été moi, elle est en moi, je ne peux pas faire qu’elle n’ait pas été. La mémoire vous donne une continuité de l’être, que j’ai voulu oublier. Mais on sait bien que plus on veut oublier moins on oublie. Je voulais entrer dedans. J’ai très peu de photos, mais elles ont quelque chose d’une incarnation. C’est pour cela qu’il fallait écrire ces moments qui précèdent l’entrée dans la colonie comme dans une demeure close, qui restait fermée, mystérieuse. Un moment, il a fallu entrer. Forcer la porte.

J’en viens à vos livres antérieurs. Pour parler de votre père, le roman était impossible ?

J’ai expérimenté le roman dans trois livres pour parler de mon père, mais ce n’était pas possible. La force du réel ne pouvait pas être détournée, il y a ce divorce, fort ancien pour moi, de la découverte de la lecture, de la littérature, et le sentiment qui a duré longtemps que le monde d’où je venais n’était pas descriptible littérairement, qu’il ne pouvait pas faire l’objet d’un livre. La seule façon était de refuser, de parler de lui sans reconstituer son enfance, avec uniquement les éléments dont il m’a parlé. C’est seulement alors que j’ai eu l’impression de le rejoindre. La littérature est possible, mais pas le roman.

Mettre à distance l’émotion avec une écriture plus blanche permet plus d’émotion à la lecture ?

Si, en écrivant, je n’ai pas éprouvé l’émotion, je n’écris pas. En même temps je ne vais pas l’exposer. Je ne crois pas que ce soient les mots qui fassent l’émotion. Je veux dire : ce sont les mots bien sûr, parce qu’on n’écrit pas avec rien, mais pas des mots qui vont amplifier cette émotion.

Et écrire sur votre mère, c’était inventer un espace et un temps que vous pourriez partager avec elle ?

Oui. J’ai écrit juste après son décès, et l’écriture était comme un lieu. Un dialogue. Chaque livre est une chambre dans laquelle je me meus en permanence, où je rencontre les autres. Du coup, une fois le livre fini, c’est très dur.

Votre œuvre tourne autour de cet apparent paradoxe : écrire votre vie, mais en faire une « chose publique » ?

J’écris à partir de moi, mais un moi qui n’est pas moi : j’écris la vie, à partir des expériences qui m’ont traversée, mais pas pour rechercher la cohérence d’une vie, pour moi il n’y a qu’incohérence. Il n’y a pas d’identité stable, pas de mémoire de soi. La mémoire est matérielle, elle est hors de soi.

Vous évoquez le piège de l’individuel, mais aussi celui du collectif. Vous créez un aller-retour entre les deux ?

Ce n’est pas vraiment un aller-retour, j’essaie plutôt de me saisir de l’individuel de toutes les façons possibles. De le mettre à distance, mais en partant toujours du particulier. Même dans Les Années : les souvenirs ne sont pas exprimés sous forme individuelle, mais ce sont les miens. C’est un sentiment de dissolution de l’individuel dans quelque chose d’autre, qui contient encore l’individuel. C’est ma méthode, mais je ne l’ai pas théorisée. Je pars de moi, et je le recouvre par l’écriture. Introduire le « elle » dans Mémoire de fille m’a permis d’aller encore plus loin dans cette mise à distance de moi-même grâce à l’énonciation.

La sociologie est donc un matériau, pas une fin ?

La sociologie compte beaucoup pour moi, mais ce qui compte vraiment, c’est la mémoire, le bonheur de la résurrection. Ici, celle d’un été oublié. Je désenfouis. Il y a une grande jubilation dans ce côté démiurge. J’ai hésité avec « La Colonie »pour le titre, mais ça concerne les filles. La sexualité est la grande chose de la vie, ce n’est pas vrai que ça se passe toujours bien. Je voulais écrire ce moment important de la vie des femmes, essayer d’atteindre la réalité d’un être au début de la vie, des choix. Ça m’est arrivé, et en l’écrivant je voulais savoir si c’était la même chose pour les autres. Alors, je ne serais pas seule.

Carole Martinez dit qu’elle écrit une histoire romanesque des femmes. Et vous ?

J’écris des « choses de femme » mais pas de façon excluante. Les hommes qui ont lu Mémoire de fille m’ont dit que rien de tout cela ne leur était étranger : la honte, l’humiliation.

Vous écrivez : « Les choses sont arrivées pour que j’en rende compte. » Vous êtes une passeuse ?

Oui. Si je ne l’écris pas, ça n’existera pas, et l’été 1958 sera perdu pour toujours. J’ai le devoir d’écrire cette mémoire. Ou, disons, le mandat.

© Karolin Audace (L. P.)


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